Pour la Tunisie, une grande partie des besoins annuels est assurée par les importations et le taux de dépendance à l’égard des céréales importées est de 33% pour le blé dur, plus de 85,3% pour le blé tendre et 71,3% pour l’orge, soit un taux moyen de 63,33% pour le total des céréales. Le secteur céréalier demeure donc un secteur fragile et très dépendant du marché mondial.
Après la crise de 2008, la pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine, la sécurité alimentaire représente, aujourd’hui, l’un des défis immédiats les plus importants auxquels sont confrontés plusieurs pays dont la Tunisie.
Face à une telle situation, les acteurs publics et privés du pays et de la région arabe et africaine d’une manière générale sont appelés à reconsidérer les choix et les politiques en relation avec ces notions de sécurité et de souveraineté alimentaires en vue de la mise en œuvre effective du droit fondamental à l’alimentation. C’est dans cette optique que le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes) vient de réaliser une étude qui vise à présenter les concepts de droit à l’alimentation, de sécurité et de souveraineté alimentaires et de leurs implications et des défis que la Tunisie se doit de relever dans ces domaines et particulièrement dans le contexte mondial actuel.
Un déficit chronique de production
Les auteurs de cette étude — baptisée “La sécurité et la souveraineté alimentaire et le droit à l’alimentation en Tunisie” —, Dr Azzam Mahjoub et M. Mohamed Mondher Belghith, n’ont pas manqué de rappeler qu’après le Covid-19, qui a eu des répercussions économiques, financières et commerciales manifestes à l’échelle mondiale et sur la Tunisie, la guerre en Ukraine est venue aggraver ces conséquences, parfois désastreuses, particulièrement sur la situation des systèmes alimentaires des pays les plus exposés à la dépendance alimentaire.
Considérés parmi les principaux producteurs et exportateurs de céréales, l’Ukraine et la Russie représentent 30% des exportations du blé dans le monde, alors que le conflit en cours — dont la durée est inconnue — a entraîné des perturbations au niveau de la production et du commerce de ces denrées avec la baisse des quantités échangées et la hausse des prix.
“ Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), la guerre en Ukraine va amener la crise alimentaire mondiale à des niveaux jamais vus auparavant… Dans certains pays, le stock de céréales ne tient que quelques mois en attendant les nouvelles récoltes locales. Le risque de la crise alimentaire aiguë dans nombre de pays fortement importateurs n’est donc pas négligeable”, souligne le document.
Pour la Tunisie qui ne produit qu’environ 50 % de ses besoins en blé, le pays importe à hauteur de 60% de sa consommation en blé auprès de ces deux pays en guerre, et en particulier de l’Ukraine puisque 45 à 50 % de ses importations viennent de ce pays. Ces chiffres varient d’année en année selon les récoltes locales. Selon l’Office public des céréales, sur 1.740.000 t de blé importées, 984.016 t venaient d’Ukraine. Les importations céréalières représentent à elles seules plus de 51% des importations alimentaires du pays, selon une analyse de la filière céréalière en Tunisie, effectuée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Par ailleurs, d’après cette même source (FAO), chaque année, un Tunisien consomme 74 kg de pain, alors que le pays, bien que producteur de céréales, souffre d’un déficit chronique de production.
“Bien que la céréaliculture occupe près de 33% de la superficie agricole utile (SAU) et mobilise 250.000 exploitations agricoles en Tunisie, la production demeure fluctuante et le pays souffre d’un déficit chronique de l’ordre de 50% en moyenne par rapport aux besoins d’une population en croissance continue… En conséquence, la majorité des besoins annuels est assurée par les importations et le taux de dépendance à l’égard des céréales importées est de 33% pour le blé dur, plus de 85,3% pour le blé tendre et 71,3% pour l’orge, soit un taux moyen de 63,33% pour le total des céréales. Le secteur céréalier demeure donc, en Tunisie, un secteur fragile et très dépendant du marché mondial”, précise encore le document.
Une inflation à deux chiffres
Dans son cinquième chapitre, l’étude s’est focalisée sur le problème de l’inflation des prix des denrées alimentaires et l’accroissement des vulnérabilités sociales, étant donné que le pouvoir d’achat est, sans aucun doute, un des éléments essentiels qui déterminent la sécurité et la souveraineté alimentaires.
Pour la Tunisie, plusieurs facteurs structurels et conjoncturels, propres au pays ou importés, ont entraîné au cours de ces dernières années une envolée des prix et notamment les prix des produits alimentaires. Par ailleurs, les données de l’INS indiquent qu’au mois de septembre 2022, l’inflation confirme sa tendance haussière en augmentant encore une fois pour atteindre le taux de 9,1% après 8,6% en août 2022. Mais l’envolée des prix à la consommation prend une allure exponentielle depuis le mois de septembre 2021. Cette progression est expliquée essentiellement par l’accélération du rythme des hausses des prix des produits alimentaires et boissons non alcoolisées à un taux de 13% contre 11,9% en août 2022. Les données de l’INS montrent aussi que ce sont les produits alimentaires qui enregistrent les taux d’inflation, en glissement annuel, les plus élevés.
Parlons chiffres, en glissement annuel, le taux d’inflation des produits alimentaires (sans les boissons non alcoolisées), dont la pondération représente près du quart de l’indice des prix à la consommation, est passé de 7,3%, en 2019, à 5,4% en 2020, avant de remonter à 7,2% en 2021 et de croître en flèche en 2022 atteignant 13,3%. Pour les produits alimentaires, dont les prix sont libres, ce taux atteint 15,4%.
Par ailleurs, l’évolution des taux d’inflation par groupes de produits montre que ce sont les huiles alimentaires qui ont enregistré le plus fort taux avec 20,9 % bien avant la guerre en Ukraine qui a encore amplifié leur cours. Les viandes, après une légère baisse de leur taux en 2021, ont repris leur tendance à la hausse en 2022, enregistrant un taux de 19,8%. Selon les données de l’INS, cette hausse provient principalement de l’augmentation des prix des volailles de 27,4%.
Si l’augmentation des prix des huiles végétales provient de l’augmentation des cours mondiaux successifs à la guerre en Ukraine, l’envolée des prix des volailles, des œufs (25%) et de la viande (ovine 14% – bovine 12,4%) reflète les difficultés des filières avicoles et de l’élevage en général du fait de la flambée des prix de l’alimentation animale, de la faiblesse ou de l’absence d’une intervention efficace des pouvoirs publics dans ce domaine. Cependant, et bien que faisant face aux mêmes difficultés et à la désorganisation des filières, les prix des produits issus des céréales et du lait ont connu une évolution, relativement moins forte (avec respectivement 14% et 9,7%), en raison des prix administrés et de la compensation des produits de base.
“En effet, le taux d’inflation des produits alimentaires, dont les prix sont administrés, a été de 0,5%. Toutefois, il importe de relever que la situation alarmante des finances publiques a fait que l’Etat trouve des difficultés à honorer ses engagements auprès des producteurs nationaux ou des fournisseurs internationaux qui rejaillissent sur tout le secteur et créent des pénuries qui contribuent à favoriser l’envolée des prix et la spéculation… La progression inquiétante de l’inflation à deux chiffres des denrées alimentaires constitue une menace pour la sécurité alimentaire et la consolidation de l’effectivité du droit à l’alimentation. La forte dépendance aux importations alimentaires et la volatilité des cours mondiaux de ces produits constituent une autre source de vulnérabilité de la Tunisie et de sa souveraineté alimentaire et pèsent de tout leur poids sur le budget de la compensation et l’équilibre déjà fortement fragilisé des finances publiques”, soulignent les auteurs de l’étude.
La compensation des produits de base, un sujet de discorde
S’agissant des dépenses de compensation, le document souligne que selon le ministère des Finances, les dépenses ont augmenté de 51% au cours du premier trimestre 2022 par rapport à la même période de 2021. Toutefois, si la hausse des dépenses de compensation du carburant, qui accaparent 67% des dépenses globales de compensation, a été de 370% par rapport à la même période de 2021, l’enveloppe consacrée aux dépenses de consommation des produits de base a diminué de 53%. Elle ne dépasse pas 0.4 milliard de dinars, soit 19% des dépenses de compensation, ce qui explique les carences enregistrées dans ce domaine et les pénuries observées.
“D’après un rapport publié par le ministère des Finances en 2022, le budget de compensation a atteint, à la fin de l’année 2021, pour une année entière, 6 milliards de dinars, soit une augmentation de 34% par rapport à 2020 avec 4,5 milliards de dinars. Reléguée à la deuxième place, la compensation des produits de base a coûté 2,2 milliards, contre 2,4 milliards de dinars en 2020, soit une baisse de 8,9%. Ainsi, les produits de base n’ont bénéficié que de 36% du budget de la compensation, sachant que sa part était de 55% en 2015. La compensation du carburant a, depuis, occupé le premier rang, accaparant 55% du budget de compensation avec 3,3 milliards de dinars en 2021 contre 1,5 milliard de dinars en 2020, soit une augmentation de 120%”, explique le document.
Mais à ce niveau-là, il est important de souligner que depuis des années, la situation préoccupante des finances publiques suscite un grand débat sur la question de la compensation et la réalité des prix et les appels fusent de la part, notamment, des instances financières mondiales issues de Bretton Woods de remplacer la compensation des prix par des cash transferts directs à servir aux catégories vulnérables. De l’autre côté, des voix s’opposent à la levée de la compensation de peur de voir se dégrader davantage le pouvoir d’achat des classes sociales pauvres et moyennes.
“Le sujet divise et nécessite un débat de société auquel devraient prendre part toutes les parties prenantes pour aboutir à un minimum de consensus absolument nécessaire pour mener une réforme de fond dans ce domaine, comme dans tant d’autres. Mais dans l’état actuel de la situation politique où la concertation entre les acteurs n’est pas de mise, le pays vit dans une inertie totale dont l’issue est totalement imprévisible. A ce sujet, il faut, particulièrement, insister, par ailleurs, sur les conséquences plus lourdes de l’envolée des prix à la consommation des denrées alimentaires, sur les catégories les plus défavorisées, en raison de la part prépondérante de la rubrique alimentation dans leur budget”, souligne le document.